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Les bons, les brutes et les truands

Eux-mêmes n’échappent pas à la confusion, tant le traitement plastique sème le doute sur l’existence d’un ordre quelconque. Les corps se mêlent, les oreilles, les bouches et les mains se phagocytent, et rien ne semble placé au bon endroit. Tout se contamine comme des vases communicants.  Au sein d’une joyeuse autophagie, les figures s’avalent avec voracité, dans un élan de bagarre ou de sexualité androgyne. Un entremêlement permis par le cadrage serré, enfermant les corps entre quatre murs comme un génie dans sa lampe. La bordure se fait lit de Procuste – récit de brigands qui attachaient des voyageurs sur un lit et en découpaient les membres qui dépassaient – les diablotins se gardant de franchir les limites du support, quitte à se contorsionner dans des postures de guingois. Inadaptés à l’espace, ils déploient en même temps que leur gaucherie une liberté d’action sans-gêne. À travers leur rire de pauvres diables, c’est aussi une forme de rituel qui se décèle dans les poses et gestes sibyllins. Chauves, nus et potelés, ces brachycères relèvent donc autant de la comédie que de la magie.

L’aspect magnétique se retrouve dans le travail même du dessin. Par ondulations, saccades, incisions, le trait de Cécile Guettier est vif et enlevé, et accompagne les mouvements des figures dans son sillon. Pour ce faire, le pastel gras, la craie et l’encre s’apposent avec énergie et couleurs franches comme des filaments arachnéens. Le mélange des médiums importe et sert le caractère changeant et fantastique des personnages. Le dessin, quant à lui, se fait par la couleur. Le ressac du trait poilu marque le papier – toujours apparent par endroits – comme une griffe et la matière est grattée à la hampe. Acide, la palette crée une atmosphère à la fois ludique et méphitique autour des géants truculents, gloutons et multicolores à l’apparence de héros de contes drolatiques. À grands et vibrants traits, les chimères inventées aux intentions bonnes ou mauvaises semblent irradier de l’intérieur. 

Elora Weil-Engerer

Cécile Guettier, les corps du mythe


Il y a quelque chose du monstre dans les personnages de Cécile Guettier. A la manière dont se présentent les figures de la série Aujourd’hui j’ai eu la bassesse de …  on retrouve l’idée de l’avertissement propre à l’étymologie latine du mot. Si le titre suggère une confession, peut-être associé à un péché cardinal, leurs visages ont quelque chose d’archétypal ; des masques par leurs rondeurs, les bouches ouvertes, les longs nez et les traits marqués. Viennent-il de la commedia dell’arte, de traditions plus anciennes ? L’artiste, connue pour l’utilisation de ses couleurs, utilise dans cette série des fonds colorés qui mettent plutôt en valeur les traits et le dessin. L’expressivité des corps, aux membres pliés ou au contraire déployés, en fait des corps de théâtre, prêts à incarner au-delà d’un quelconque réalisme. Le travail de Cécile Guettier, influencé par la littérature comme par de nombreuses sources iconographiques, a trait aux mythes et l’on peut retrouver dans ses sujets des ogres comme des êtres mi-humain, mi-animal. Ses figures excèdent les limites et comme dans les bacchanales antiques où des fêtes en hommage au dieu Bacchus ouvrait à tous les débordements, ses œuvres jouent de la profusion entre inquiétude et joie. Son travail trouve ainsi un écho avec la collection municipale quand on regarde la série de Phantal Petit du Jardin des délices, réinterprétation contemporaine du tableau de Bosch. L’expressivité du trait, le côté joyeux des couleurs et l’attrait pour le mythe nous entraînent aussi du côté d’Yvon Taillandier ou de Hugh Weiss ainsi qu’un certain goût pour les supports étonnants. Là où Hugh Weiss n’hésite pas à signer des dessins sur de l’essuie-tout, Cécile Guettier quand elle le peut s’étend aux murs et signe de grandes fresques.

Henri Guette

dans le cadre de l’exposition Aller voir et laisser-passer à la galerie municipale Jean-Collet

Fireplaces

Dans créature il y a créer. Cécile Guettier crée des créatures, à la manière d’un démiurge un peu farceur extrayant, comme d’une foire foraine, des pieds gigantesques, des mains géantes, des têtes hilares dont elle tire, facétieuse, des êtres de peinture. Comme dans les Métamorphoses d’Ovide, c’est ici l’étrangeté qui règne : un œil se transforme en sexe, un sexe en orteil, d’un autre sexe une main surgit. On comprend qu’une telle exubérance thématique ne soit guère compatible avec la calme immobilité de la photographie posée. Tout n’est, dans ces corps turbulents à l’étroit sur la toile qui les enserre, que torsions, distorsions, déboîtements. Sans cependant de souffrance exprimée – à moins que la douleur possible ne se dissimule sous ces façons de masques arborés par les visages, que la jovialité ne cache quelque chose d’inexprimé : tels des contorsionnistes à l’œuvre. On pense à Rilke, aux saltimbanques des Élégies de Duino, « que tord / et pousse, pour le plaisir de qui, de quoi, / un vouloir précoce et jamais satisfait ? Mais qui les tord, / les courbe, les noue, lesremue, les lance et les rattrape ». Avec une différence de taille : là où la poésie se déploie dans le temps, raconte explicitement, la peinture, par nature, est contrainte à l’instantané, charge au lecteur d’inventer l’avant, l’après, que telle posture lui suggère, de porter sur chaque tableau un regard actif – tant il est vrai que ces corps peints ne sauraient demeurer dans leur position de déséquilibre, qu’ils sont appelés à évoluer vers une autre, nécessairement plus stable, plus confortable. L’instant du mouvement est comme tiré d’une fresque narrative dont rien n’est dit, dont il ne subsiste, comme dans ces récits lacunaires qui nous sont parvenus de l’Antiquité, que de courts extraits, et dont l’imagination tente de reconstituer le tout. Car les peintures de Cécile Guettier s’inscrivent dans une perspective narrative, puisent dans un fond de mémoire collective, hanté de loups et de bergères ; de monstres anthropomorphes chargés de besaces ; de têtes coupées que portent eux-mêmes, tels certains martyres, les suppliciés ; de poussahs tout sourire comme dans La Bergère et le ramoneur d’Andersen ; de sortes de lutins aux longues oreilles en pointe. Théâtre tératologique, convoquant l’imaginaire de la fable, avec peut-être d’autant plus d’insistance que les techniques employées, notamment le pastel gras et la craie sèche, renvoient à une façon de douceur enfantine, avec dominance, souvent, du rose et du bleu. Ainsi dans la très belle peinture murale de l’exposition SUPERNATURE, présentée à la
Chapelle XIV (2021), où la monstruosité d’un possible loup- garou, celle d’un possible homme-oiseau, l’un aux prises avec l’autre dans l’extraordinaire élan de leurs corps trapus, semble estompée par les couleurs choisies, et fait dire, comme au sortir d’un conte un peu cruel, pour conjurer la peur, que ce n’est « même pas vrai », que c’est « pour du faux ». Tout cela sans d’autres limites que celles d’une jubilation créatrice, d’une drôlerie pleinement assumée, peuplée de bêtes, de chimères, de monstres tendres.


Paloma Hermine Hidalgo

dans le cadre de l’exposition Fireplaces – commissariat d’exposition : Gaël Charbau

You don’t own me

Les œuvres de Cécile Guettier ne laissent pas indifférent, à aucun point de vue. Immédiatement reconnaissables, son univers et son trait présentent une signature à la fois généreuse, complexe et intrigante qui conduisent le visiteur vers une odyssée ubuesque. Mais c’est un monde incertain qui se présente, dont chaque être semble vouloir soit s’échapper, soit tenter de s’acclimater avec acharnement et impétuosité.

D’abord le trait semble incontrôlé, instinctif, démesurément vivant. Puis, en s’approchant de ce monde étrange, on apprivoise une faune bigarrée et inconditionnellement démembrée, aux corps disproportionnés et aux membres disloqués. Certains personnages se sont acclimatés à leurs conditions et la sagesse de leurs attitudes transigent avec leurs fastes de couleurs.

D’autres tentent de sortir du cadre dans une quête absurdement exagérée. Ils se retrouvent dans des situations complexes et inextricables mais l’artiste, à travers le titre de l’exposition, leur promet à tous une issue favorable, par le biais de cette injonction libératoire, sorte de sésame vers un autre monde plus adapté à leurs informités.

Ils peuvent enfin prendre la parole et s’affranchir d’un cadre étriqué. Et finalement, ils n’appartiennent ni à l’artiste, ni au spectateur. Ils s’émancipent de toute volonté thérapeutique, et malgré leur profil onirique, ne sont ni un exutoire, ni une catharsis. Ils ont leurs propres histoires, leur propre monde acide et biscornu. Mais devons-nous les laisser s’échapper du cadre ?

« Au sein d’une joyeuse autophagie, les figures s’avalent avec voracité, dans un élan de bagarre ou de sexualité androgyne. Un entremêlement permis par le cadrage serré, enferment les corps entre quatre murs comme un génie dans sa lampe. […] Inadaptés à l’espace, ils déploient en même temps que leur gaucherie une liberté  d’action sans-gêne. » Elora Weill-Engerer

Ces êtres racontent une histoire étrange, fabuleuse et onirique, à la fois rêveuse et cauchemardesque. Leurs expressions très exagérées relèvent de l’art théâtral antique ou des masques de la commedia dell’arte, entre pantomime et butō. Chimères et gargouilles se caressent, se dévorent, s’écharpent, s’entremêlent dans un ouragan de couleurs vives et de traits turbulents. C’est d’ailleurs cette profusion de couleurs qui rassure face à ces personnages singuliers aux visages effrayants. Les coloris se confrontent les uns aux autres dans une débauche de saccades luxuriantes. Et une énergie obsédante se dégage de chaque œuvre, invitant à découvrir la suivante.

Delphine Guillaud

dans le cadre de l’exposition You don’t own me à la galerie Backslash

Le chant des sirènes

Entendez-vous cette mélodie sucrée, susurrée sur les rochers ?

Les créatures chimériques se font tentatrices séduisantes : couleurs pastel qu’on dévore des yeux, titres poétiques, compositions attrayantes : Cécile Guettier nous invite à plonger sans retenue dans un monde fantasque qui de prime abord, nous caresse dans le sens du poil. 

La vitesse accélère et l’invitation envoûtante se transforme en guet-apens : les personnages sont happés par une force qui les dépasse, la spirale infernale s’enclenche. Ils se retrouvent enfermés dans une boucle sans fin, un cercle vicieux, une bulle de savon dans une bulle de savon dans une bulle de savon dans une bulle de …

Débordées par leurs émotions et contraintes dans l’espace, les figures de l’artiste sont coincées dans une ambiguïté à la lisière du tragique et du comique.

Dans un élan libérateur, elles finissent par redevenir maitresses de leur destin en acceptant la fatalité de leur propre finitude.

Les traits énergiques et le rythme des matières utilisés par Cécile Guettier nous entrainent à la découverte d’une mythologie personnelle dont elle seule connaît l’origine.

Une excitation silencieuse s’installe, notre imagination va d’indice en indice.
Par leur singularité plastique et narrative, les images de l’artiste prennent place dans notre mémoire auprès de celles qui nous apportèrent des réponses en même temps qu’elles inventaient les questions.

« Chaque fois que je te regarde, tu fais naître en moi une admiration nouvelle, et plus je te regarde, plus j’éprouve le désir de te regarder. Mes yeux, je crois, sont hydropiques, car alors que boire c’est mourir, ils ne se lassent pas de boire; et ainsi, sachant que de voir me donne la mort, je meurs du désir de te voir. »

– Extrait de La vie est un songe, Calderón de la Barca1635

Eléonore Levai Belaga

dans le cadre de l’exposition Le chant des sirènes à la galerie Chapelle XIV

Pas tout à fait une autre

on a écrasé avec le poing des mûres sur le ciel.
ça chuchote ici,
un bruit de cristal là-haut ; on dit que des bris de verre viendront les déchirer.
les éléments se tordent. ils portent la couleur des furies.
les nuages s’agitent
se mêlent dans le vent
les horizons se déchaînent. ils sont chiens et éléphants célestes et délirants
qui piétinent la ville.
je suis dehors. je t’attends.
c’est moi dans la lumière bleue et verte laser.
j’ai acheté d’un peu
de ce qui nous rendait
autrefois
heureux.
je bois, je trie
les pensées que j’ai de toi
ce soir.
Il ne reste plus grand-chose
je crois.
le lion pleure au-dedans.
un bloc de grès s’écrase sur le sol.
c’est pas joli ce qui nous arrive tu diras
pas tout à fait.
parce que tu nous as corrigés. il a fallu des larmes
couleurs des cœurs
et de la honte
pour te sentir
à nouveau
vivant.
les brûlures
le désordre
les traces
les mauvais gestes
de cette vie dévorante de reproches
d’amour
de rêves pétés d’ennuis et d’attentes.
on n’a rien à faire. je veux dire
il n’y a rien à faire. et toi
toi, moi
tout est trop
ce monde est trop grand.
nos corps se cassent. regarde à l’intérieur l’accident
et les bagarres.
on s’aime pourtant
c’est beau c’est vrai nous deux à feu et à sang c’était beau c’était vrai.
tout traverse tout tranche tout éclate les armures les boucliers les casques.
pourquoi
une cuirasse d’or
pour les cœurs
ils en furent incapables ?
alors d’ici je te vois
tu es dans la lumière.
elle te recouvre
on dirait de la poudre
et toi un essaim de poussières.
nous étions nucléaires nocifs et puissants.
j’arrive, je traine.
tu me vois.
je lève les yeux.
rien ne viendra.
aucune sauterelles d’argent aucune éclaboussure aucun réveil
aucune merveille.
aux sentiments voyous on s’habituera.
à nos prochains silences à notre disparition aussi.
ce soir on se dira tout sous ce ciel
en charpie.

Jon Monnard

Commande à l’écrivain Jon Monnard dans le cadre de l’exposition Pas tout à fait une autre

Portrait dans le Artension n° 175, septembre-octobre 2022